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16 mars 2011

Fahrenheit 2010 de Isabelle Desesquelles, aux éditions Stock

Lorsque en 1953 Ray Bradbury fait paraître Fahrenheit 451, l’Amérique est en en plein maccarthysme, et son roman d’anticipation participe de cette volonté de dénoncer les possibles dérives anti-communistes, et d’en prévenir pour jamais les méfaits. Dès lors, intituler aujourd’hui un récit autobiographique Farenheit 2010, c’est vouloir s’inscrire dans cette lignée-là, manière de dire que l’heure est grave, les loups sont entrés dans Paris.

Mais si le roman américain racontait alors une histoire qui n’existe pas, il n’en est pas de même du nouvel opus toulousain, dans lequel le narrateur, tout en utilisant un artifice, au demeurant bien conduit, qui le fait s’adresser au héros de cette auto-fiction en lui présentant sa propre vie : « Chef, patron, supérieur, tu n’as jamais pu te résoudre à utiliser ces mots», nous raconte une affaire bien réelle, savoir la mainmise sur les librairies Privat, dont celle de Toulouse, rachetées puis mises au pas et en coupes réglées par Bertelsmann, et réunis sous l’enseigne Chapitre.com. Avec comme mot d’ordre rentabilité, rotation de stocks, cultures de masses, parts de marché, et cette sacro-sainte fidélisation du client, selon les règles éprouvées pratiquées chez France Loisirs. De quoi faire peur aux plus endurcis, on ne saurait prévenir les parents de ne pas lire cette histoire-là à leurs enfants, France Telecom à côté c’est juste de la petite bière.

L’histoire d’Isabelle Desesquelles est pareille à toutes celles des entreprises qui passeraient du temps bénis des PME (preuve que la mémoire est courte, « Au bon beurre » maintenant magnifié ?) à celui, apocalyptique, du grand groupe, et force est de dire que le récit est très drôle, je ne saurais que vous inciter à lire l’affaire des cartes de fidélité, ou la scène de la fête de l’entreprise, post-séminaire, dans les caves de ce qu’on croit être quelque haut lieu de la culture type Paradis Latin, la lecture vaut le détour, et à haute voix. On retrouvera toutes les images classiques inhérentes au genre, une charge à bride abattue contre le patron (donc Jorg Hagen), ici appelé blondinet, de petite taille, ridicule, et à tous les points de vue, et ses affiliés. C’est méchant, mordant, et rondement mené. Voilà le Comité de Direction de toute une entreprise rhabillé pour l’hiver, et avec lui en filigrane l’ancien propriétaire de la chaîne, François d’Esneval, devenu Fabien de Valin, c’est bien fait pour eux, qui voulaient faire porter à tous un délicieux petit gilet jaune – ou orange. On se souviendra d’un autre livre qui traitait du même sujet, sous une forme illustrée, et avec une plus grande légèreté, Moi vivant, vous n’aurez pas de pause, ou comment j’ai cru devenir libraire, paru chez JC Gawsewitch, même fin, la démission libératoire (et les mêmes gilets oranges – ou jaunes).

Mais ce livre tient aussi très malheureusement de l’excès, et du règlement de compte envers la hiérarchie et les collègues qui en viendraient à pactiser avec la puissance acheteuse, d’aucuns diraient l’ennemi – et en cela il perd de sa force et de sa crédibilité. Trop d’injures, pas d’injure. Un plaidoyer pro domo un tantinet manichéen, vieil antienne complaisante du gentil-libraire-près-de-chez-nous, et de la méchante-multinationale-avide qui se complait à nourrir ses lecteurs de sous-produits, oubliant aussi que les libraires ne seraient pas ennemis, occasionnellement, de quelques ventes – et les lecteurs ce ces livres-là sont aussi des être humains, dont on peut certes se gausser – l’exercice est assez facile, du haut de sa caisse à savon, l’oxygène est toujours plus pur, et la bonne conscience au rendez-vous.

Car il y aurait donc d’un côté les bons (en archétype, la librairie La Boucherie, installée dans le plus boboland des quartiers de Paris, les vrais auteurs, et par là les bons lecteurs, ceux qui communient en dévotion autour des textes sacrés), et de l’autre les méchants (les chaînes de libraires qui vendraient aussi des fraises tagada, avec au pouvoir blondinet, et gus, et beurk, les mauvais auteurs, Marc Levy, Anna Gavalda, ceux qui vendent, à qui ? mais à ces mauvais lecteurs, que voulez-vous ça n’est pas leur faute, c’est le système qui veut ça, ils ne sont pas responsables). Pour Houellebecq on ne sait pas. Belle donneuse de leçon que notre auteur, et pétrie de certitude, guimauve et compagnie. On frémit à l’idée qu’un jour Isabelle Desesquelles parvienne à quelques responsabilités politiques, les têtes vont tomber, Fouquier-Tinville au service de la vraie littérature – mais qui décide ? Toi, oui, toi, non, ouste, à la trappe, Ubu roi, ici aussi.

Un détail, pour finir. La comparaison, dit-on, est pédagogique. Isabelle Desesquelles croit pouvoir en user en faisant le parallèle entre la situation de ces salariés, maintenant enrégimentés dans les équipes de blondinet, sommés donc de collaborer, que dis-je de pactiser avec les forces capitalistes, et les « malgré nous », ces alsaciens incorporés de force dans l’armée allemande du fait de l’annexion de l’Alsace et de la Moselle au Reich. Voilà qui est, de ma fenêtre, pousser l’amalgame un peu loin, au pire en laissant tout supposer sur l’actionnaire, justement venu d’outre-Rhin – au mieux c’est faire preuve d’une certaine légèreté intellectuelle. La liberté est grande, libre certes à Isabelle Desequelles d’en user, on se souviendra juste que 40 000 alsaciens y laissèrent la vie, tombés sur le font russe, morts prisonniers dans les camps soviétiques : sauvons vite la librairie française d’un tel désastre.

Le détail donc, pour finir, car l’incorporation dont il est fait état dans ce livre, 130 000 alsaciens enrôlés dans les forces allemandes, essentiellement sur les fronts de l’est, date de 1942, très exactement du 25 août 1942, et non de 1940, comme l’auteur semble le croire (page 37). Et les chiffres les plus fiables indiquent que 40 000 ne revinrent pas chez eux, et non 80 000. Un détail, ai-je dit, un détail, mais l’histoire a ses rigueurs, on espère juste que le reste du récit d’Isabelle Desesquelles n’est pas tout entier entaché de cette même triste approximation.

Le suicide sera pour moi un moyen de me reconquérir violemment." C'est une phrase d'Antonin Artaud qui a poussé Isabelle Desesquelles à écrire Fahrenheit 2010, en trois semaines, au mois de janvier (Stock, 198 p., 16 euros). Née en 1968, cette libraire était alors hantée par les suicides à France Télécom. Son livre, qui fait référence au roman de science-fiction de Ray Bradbury, Fahrenheit 451 - degré d'incandescence à partir duquel le papier brûle -, est un moyen d'attirer l'attention sur la dégradation des conditions de vie des libraires. L'auteur ne vise pas l'ensemble de la profession, mais ceux de ses anciens confrères qui travaillent dans des librairies transformées en enseignes culturelles et dont les salaires nets mensuels sont inférieurs à 1 500 euros, dans la majorité des cas

Romancière à ses heures, Isabelle Desesquelles est une libraire en colère. Après onze ans de bons et loyaux services, elle a rendu son tablier et quitté la direction de la librairie Privat, à Toulouse, une des plus anciennes de France, transformée en librairie Chapitre.com.

Deuxième réseau de librairies après la Fnac, l'enseigne Chapitre.com a été créée par Bertelsmann pour unir et structurer les 56 librairies dont le groupe (aussi à la tête du club de livres France Loisirs) est propriétaire en France. Mais l'entreprise n'est pas florissante, comme en témoignent les résultats déficitaires d'un certain nombre de magasins.

Fahrenheit 2010 est avant tout "un texte littéraire", selon Jean-Marc Roberts, patron de Stock, qui a donc décidé de le publier en pleine rentrée littéraire. Il ne s'agit pas d'une enquête. Il n'est pas écrit par une journaliste, mais par une romancière. A aucun moment il n'est par conséquent question des librairies Chapitre.com, mais de "Lachaîne", dirigée par "Blondinet" qui a au-dessus de lui "Lamultinationale". A "Lachaîne", Isabelle Desesquelles oppose "La vraielibrairie".

PLV et SBAM

D'un côté, on parle de produits, on vante la polyvalence, et on loue la capacité des vendeurs à "fidéliser" les clients en récupérant leurs coordonnées (adresses e-mails et numéros de mobiles). On fait la chasse au stock et on met en avant la PLV (publicité sur le lieu de vente) et le SBAM, (Sourire, bonjour, au revoir, merci). De l'autre, on parle encore de livres et de lecteurs. On fait attention au fonds, qui repose sur le maintien d'une offre diversifiée, et on croit aux compétences des libraires.

Depuis la sortie de son livre, Isabelle Desesquelles reçoit de très nombreux appels téléphoniques de libraires qui lui disent tout simplement "merci". Elle est aussi submergée de lettres et de courriels. Le malaise semble réel parmi les libraires qui travaillent dans les chaînes culturelles.

En mars 2009, Leslie Plée avait écrit et dessiné Moi vivant, vous n'aurez jamais de pause (sous-titré Comment j'ai cru devenir libraire), un roman graphique publié chez Jean-Claude Gawsewitch Editeur (96 p., 15 euros), dont elle a vendu 7 000 exemplaires. L'auteur racontait son expérience de chef de rayon dans une grande surface de produits culturels, en l'occurrence un Cultura, même si cette enseigne n'est jamais citée. L'héroïne de la BD se faisait rappeler à l'ordre par son chef pour avoir conservé plus de six mois des livres de Freud dans son rayon "psycho", plutôt que de les retourner à l'éditeur.

Les concordances entre les deux ouvrages sont plus que troublantes. Desesquelles fait dire à Blondinet, le PDG de Lachaîne : "Les seuls dont je me méfie vraiment, c'est Cultura." Chaîne culturelle contre librairie indépendante, le débat n'est pas neuf, mais dans Fahrenheit 2010, la romancière évoque aussi "la librairie rêvée" sur le modèle d'Ombres blanches, une célèbre enseigne toulousaine à l'ancienne. Une librairie dont le chiffre d'affaires se maintenait quand celui d'Isabelle Desesquelles, lui, chutait.

Alain Beuve-Méry


 

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