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31 août 2020

Contre les manipulations de l’histoire : préface de la nouvelle édition de « L’ère des extrêmes » d’Eric Hobsbawm

couv_md0294-7b81f On peut supporter de vivre dans une caverne, en contempler les ombres, pourvu qu’une fois dans son existence on puisse briser ses chaînes, sentir ses ailes pousser, voir le soleil. Upton Sinclair, La Jungle (1906)

L'histoire du XXe siècle est depuis longtemps terminée, mais son interprétation ne fait que commencer. Sur ce point au moins, et seulement sur ce point, l’histoire rejoint la mémoire dont Hobsbawm estimait qu’elle « n’est pas tant un mécanisme d’enregistrement qu’un mécanisme de sélection » permettant de « lire les désirs du présent dans le passé ».

Peut-on se défaire tout à fait d’un tel biais quand un passé très proche pèse sur presque chacun de nos combats contemporains ? L’interprétation du règne de Louis XI est nécessairement moins explosive pour le lecteur d’aujourd’hui, à plus forte raison s’il est politiquement actif, que l’analyse de l’histoire du communisme, le rappel de l’incinération de populations civiles par des armes nucléaires ou l’identification des forces sociales qui appuyèrent la montée du fascisme. C’est encore plus vrai quand l’ordre en place provoque un peu partout son lot de révoltes et ne peut pas encore reléguer au rang de contes poussiéreux les chapitres récents d’une histoire qui a vu des peuples renverser l’irréversible. Leurs espoirs furent parfois déçus, détruits, décapités (cette histoire-ci est connue), mais parfois aussi récompensés (et celle-là l’est de moins en moins). L’humanité ne fut pas toujours impuissante et désarmée quand elle ambitionna de changer de destin. Pour le dire autrement, nous ne sommes jamais « condamnés à vivre dans le monde où nous vivons (1) ».

La chose n’allait plus de soi en 1994 lorsque Hobsbawm publia The Age of Extremes. Et moins encore l’année suivante quand, sous les auspices de la fondation Saint-Simon qu’il avait fondée, François Furet fit paraître en France Le Passé d’une illusion. Dans l’esprit de cet ancien communiste qui, de son propre aveu, avait été un laudateur de Staline avant de finir libéral bon teint, il s’agissait bien évidemment d’exorciser l’« illusion » d’une société postcapitaliste. Furet entendait en purger le pays, un peu comme deux décennies plus tôt il avait entrepris de démystifier la Révolution française. Son succès d’alors fut d’autant plus remarqué que le bicentenaire de 1789 coïncida avec la chute du mur de Berlin. L’historien communiste Albert Mathiez ayant décrit en Lénine « un Robespierre qui a réussi », et nul n’ignorant que les bolcheviks s’étaient inspirés des Jacobins, la même pelletée de terre servirait à recouvrir les deux utopies. Oui, mais pour combien de temps ?

Les embarras de l’histoire ont repris

Vingt-cinq ans plus tard, les corps ont bougé. The Age of Extremes fut publié alors que le « nouvel ordre mondial », néolibéral et sous commandement américain, effaçait toutes les frontières. Terrestres : l’Otan intervint loin de sa zone d’intervention supposée, en Yougoslavie puis en Afghanistan. Politiques : la gauche de gouvernement ayant achevé sa conversion au capitalisme, elle devint le deuxième parti des milieux d’affaires, voire le premier, avec Mitterrand, Clinton, Blair, Schröder comme appariteurs des noces. La satisfaction présomptueuse résumait à cette époque le sentiment des gouvernants. Le ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine exposait en août 1997 aux ambassadeurs de France une analyse géopolitique très largement partagée : « Un des phénomènes les plus marquants depuis la fin du monde bipolaire est l’extension progressive à toute la planète de la conception occidentale de la démocratie, du marché et des médias. » La plupart des meilleurs commentateurs du moment le pensaient aussi. « Malgré les déchirures qu’elle provoque, la nouvelle révolution industrielle diffuse sur la planète, en cette fin de siècle, un sentiment général d’optimisme », écrivait par exemple le journaliste économique Erik Izraelewicz, futur directeur du Monde. Il ajoutait : « En alimentant la croissance mondiale, la montée en puissance de l’Asie est un stimulant pour les pays industriels. Plutôt que de s’inquiéter des emplois qui y partent, les pays riches devraient plutôt se réjouir de l’arrivée sur le marché mondial de ces nombreux prétendants et de la dynamique qu’elle donne à l’économie mondiale (2). »

Quelques mois après ces analyses qui mêlaient soulagement et sérénité devant l’impasse écologique qui déjà obérait l’horizon, une crise financière éclate. En Asie du Sud-Est, en Amérique latine, elle ébranle la « mondialisation heureuse ». Elle ravage aussi la Russie postsoviétique, qui découvre très vite que le capitalisme ne signifie pas seulement l’existence de magasins pleins mais aussi l’impossibilité d’y consommer sans moyens. Le choc économique et financier ne fait qu’annoncer celui, encore plus redoutable, qui interviendra dix ans plus tard, en 2007-2008. Cette fois, l’épicentre de la crise se situe aux États-Unis puis en Europe. Et ses répliques politiques défient le modèle social dont, selon Furet ou Fukuyama, la chute du Mur valait consécration définitive. Pour les libéraux, les lampions de la fin des utopies et de l’éternité de la démocratie libérale sont éteints. Les embarras de l’histoire reprennent.

Tout cela, Hobsbawm l’entrevoit il y a un quart de siècle. Probablement saisi par l’éclatement sanglant de la Yougoslavie, souvent sur une base ethnique, il annonce dans ce livre : « La chute des régimes communistes, entre l’Istrie et Vladivostok, n’a pas seulement produit une immense zone d’incertitude politique, d’instabilité, de chaos et de guerre civile : elle a aussi détruit le système international qui stabilisait les relations internationales depuis une quarantaine d’années. » Il résumera plus tard le sens profond de ce nouvel ordre mondial en relevant que l’Otan ne cesse de s’élargir, d’intervenir au-delà de sa zone alors que le pacte de Varsovie, lui, a disparu. Et, peu avant l’invasion de l’Irak à laquelle vont participer la majorité des membres actuels de l’Union européenne, Hobsbawm écrit : « La mégalomanie est la maladie professionnelle des vainqueurs lorsque aucune peur ne les contrôle plus. Or plus personne ne contrôle les États-Unis aujourd’hui (3). »

Personne ne contrôle non plus la bourgeoisie, débarrassée d’un adversaire qui l’inquiétait malgré tout et l’invitait à une certaine retenue. Devenue maître du jeu, elle en abuse. L’instabilité qui caractérise les relations internationales se double alors de colères sociales localisées mais répétées. Et d’autant plus amères qu’elles semblent sans débouché politique dans des démocraties d’apparence où les choix de l’électorat sont fréquemment ignorés, et où ceux qui signent les chèques écrivent aussi les lois. En apprendre plus

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