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18 mars 2015

Le Big Brother en nous, par Gérald Bronner*

brennerDepuis le 07 janvier dernier, nous voulons tous défendre la liberté d'expression. Cependant, un danger nous guette, avertit le sociologue : notre complaisance à laisser s'installer une censure insidieuse dans le domaine culturel.

« Citizenfour » vient de remporter l'oscar du meilleur film documentaire. Il traite de l'affaire Edward Snowden, qui a suscité une émotion mondiale et la crainte que les services de renseignement, notamment états-uniens, violent les libertés individuelles.

Beaucoup de nos contemporains paraissent craindre que la société de Big Brother soit en marche. Mais nous ne sommes peut-être aussi attentifs que nous le devrions concernant une forme plus insidieuse d'altération de nos libertés : celle qui relève du Big Brother qui est en nous. De ce point de vue, la censure qui paraît s'exercer ici ou là dans le monde de l'art est emblématique. Très récemment, par exemple, un artiste marocain, Mounir Fatmi, a vu une commande qui lui avait été faite par un centre d'art de la Seyne sur Mer, finalement annulée. La raison ? La crainte que l'oeuvre, intitulée « Sleep Al Naim » puisse choquer. Pourtant, cette œuvre paraît bien inoffensive. En hommage au célèbre film d'Andy Warrol de 1963, montrant le poète John Giorno dormant, l'artiste marocain a réalisé un film en images de synthèse mettant en scène l'écrivain Salman Rushdie en plein sommeil. Rushdie a beau avoir été l'objet d'une fatwa, on ne peut trouver que les craintes de ce centre d'art très exagérées (d'autant que cette œuvre a été exposée sans difficulté au Marnco de Genève).

Ce ne serait qu'anecdotique si ce même type de censure n'avait pas eu lieu à plusieurs reprises dans notre pays depuis les attentats de Charlie Hebdo, jusqu'à l'annulation ce 26 février des 5èmes Rencontres Internationales du dessin de presse, qui devaient avoir lieu à Caen en avril afin « … de ne pas mettre en danger qui que ce soit... » selon son directeur... Annulation d'une pièce de théâtre sur la lapidation des femmes au Yémen, déprogrammation du film « Timbuktu », idem pour 'L'Apôtre », narrant la conversion d'un musulman au catholicisme, retrait d'une œuvre « sensible » de l'exposition « Fémina » à Clichy-la-Garenne, etc. Nous connaissons tous le principe de précaution. Celle-ci fait penser au célèbre paradoxe d'Olson, qui peut se manifester lorsque des individus ont un intérêt en commun et tout à gagner à agir collectivement, mais ne le font pas parce que beaucoup d'entre eux comptent obtenir les bénéfices d'une revendication collective, sans avoir à en payer les coûts. En d'autres termes, certains acteurs de l'art et de la culture sont sans doute des adorateurs des libertés publiques, mais ils ont montré dans ces affaires qu'ils n'étaient pas prêts à payer individuellement le prix de ce bien collectif. Ce monde de l'art et de la culture, si prompt à cracher sa rage contre la société de consommation, contre la déshumanisation du monde occidental, aurait pu utiliser tout ce courage et cette véhémence pour condamner fermement et empêcher ce type de censure. Pourtant, jusqu'à présent, on ne l'a pas beaucoup entendu. Je m'abstiendrai de deviner les motivations qui conduisent à un silence que la logique de l'oxymore me contraint à trouver assourdissant.

D'ailleurs, ce monde culturel, s'il est concerné au premier chef, ne l'est peut-être pas plus que chacun d'entre nous. Nous prenons le risque de nous laisser manipuler peu à peu par ce Big Brother intime qui nous fait espérer que d'autres assumerons le risque de défendre les libertés publiques afin que nous puissions pleinement en jouir à moindres frais. Si chacun se comporte de même, cependant, ce n'est pas un hypothétique Etat oppresseur qui nous mettra à genoux, mais notre pusillanimité. Chacun sait qu'il n'est pas de liberté qui s'use plus vite que celle qui ne sert jamais.

*Coauteur de « L'inquiétant principe de précaution » (PUF, 2010)

Dernier ouvrage paru : "La planète des hommes" (PUF, 2014)

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