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Vivons nos temps
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20 février 2013

Où est passée notre souveraineté , par Luc-Olivier d’Argange

argangeTout débute par l’intelligence. L’intelligence est notre première liberté. A moins d’exercer notre intelligence de façon audacieuse et soutenue, nous sommes condamnés à nous mouvoir dans de fausses alternatives et à nous contenter de mauvaises libertés. Tout choix imposé est, en réalité, une absence de choix. L’homme qui vote, qui répond à un sondage, qui s’inscrit de quelque façon dans une statistique croit exercer sa liberté sans comprendre que le pouvoir gagne toujours à la formulation des convictions, soient qu’elles abondent directement dans le sens de la propagande, soit qu’elles lui permettent de mesurer et de contrôler les résistances possibles.

L’ingénuité du citoyen moderne est telle qu’il sous-estime, lorsqu’il ne les ignore pas purement et simplement, les possibles alliances objectives des factions rivales.  L’idéologue a besoin d’un ennemi contre lequel affermir ses forces car son dessein, dépourvu de principes, n’a aucun sens en lui-même. Lorsque nous sommes invités à formuler librement notre opinion, nous sommes conviés en réalité à nous inscrire dans un débat où, quelle que soit notre position, nous contribuons à renforcer simultanément l’un et l’autre parti qui se désigne réciproquement comme l’incarnation du Mal. Tout, dans le monde moderne, pousse au rejet des jugements pondérés. En tout et partout s’exprime la démesure. Ce monde schématique et titanesque tend naturellement à l’asservissement de tous. Or, la chance et la volonté de résister à l’asservissement ne sont également données à tous. Il existe une préparation à l’idée même de résistance qui sera toujours le fait d’une tradition et d’un tempérament qui, à tout le moins, ne sont plus favorisés dans la politique et la culture actuelles. Le sens de la liberté est devenu, paradoxalement ou non, le privilège de la tradition et de l’héritage.

Il faut oser aborder les sujets brûlants. Il existe des évidences aveuglantes, que les Modernes, quels que soient leurs partis-pris, refusent de prendre en considération. Entre autres, celle-ci : l’égalitarisme est la ruse du riche. Car, enfin, comment ne pas voir que celui qui affirme dogmatiquement qu’il n’existe plus aucune supériorité humaine, digne d’être admirée ou célébrée, prive à jamais le pauvre de la moindre chance d’être à jamais autre chose que l’inférieur du riche ? Que reste-t-il au pauvre, je vous prie, si vous lui ôtez la possibilité d’être, par la beauté, l’honneur, le style, l’intelligence et le génie, supérieur au riche ? L’idée même d’une supériorité humaine, en contradiction radicale avec les idéologies égalitaires, est en réalité le seul espoir du pauvre de n’être pas réduit à une sous-humanité. Observons que l’affirmation de plus en plus insistante de l’idéologie égalitaire coïncide avec l’emprise de plus en plus grande de l’Argent. Ceux qui exercent le pouvoir de l’Argent ont tout avantage à dénier la légitimité de toute autre puissance. Les hommes sont égaux  disent-ils et ils « clignent des yeux ». Les pauvres qui n’ont aucun talent et qui tremblent d’être dépassés de quelque façon par l’un de leurs semblables s’empressent d’abonder dans le sens de l’idéologie du riche qui lui laisse cultiver l’illusion que, pauvre, il n’en demeure pas moins théoriquement l’égal du riche. Les médiocres sont ainsi les persistants alliés des riches qu’ils admirent et jalousent à la fois – ce qui donne à leurs pensées et leurs attitudes cette bassesse particulière qui est le caractère propre de notre temps.

Celui qui cherche l’excellence et la souveraineté n’a que faire des égalités théoriques et pratiques. Son souci est d’équité. Il espère en le triomphe d’une vertu qui délivre l’homme de la mesquinerie et révèle en lui la grandeur nécessaire à la reconnaissance du Juste.

Certes, cette souveraineté est un mystère et l’on ne saurait fonder un système politique, à peine une « théorie », en redonnant au mot théorie la signification originelle de contemplation. Mais la quête de souveraineté n’en demeure pas moins primordiale dans toutes les œuvres les plus hautes, les générosités les plus ardentes de notre civilisation. La démocratie qui, après avoir prétendu offrir à tous la souveraineté impossible du monarque, en est venue à rendre indigne les idées mêmes de souveraineté, d’excellence et de hiérarchie. Comment s’étonner que cette méconnaissance du principe de nos libertés les plus audacieuses (non point celles que l’on nous donne mais bien celles que nous prenons !) aboutit à l’instauration progressive – et c’est tout le sens du mot « Progrès – d’un totalitarisme sans contrepartie et sans comparaison avec les tyrannies d’autrefois ?

Comment ne pas voir que la Démocratie moderne est la phase préparatoire, et plus que préparatoire, d’un totalitarisme désormais presqu’installé ? L’extraordinaire instrument de contrôle que constitue l’informatique annonce l’avènement d’un homme-machine en lequel l’interdépendance des cellules vivantes et des éléments de base de l’informatique devance les imaginations les plus inquiétantes des auteurs de science-fiction. Déjà notre imagination est sous contrôle. Les jeux vidéo guident les songes ; nous sommes devenus des « assistés » de l’imagination. Nos rêves ne nous appartiennent plus. La plus haute liberté humaine qui était d’annoncer, par l’oniromancie, les malheurs et les gloires, je veux parler de l’esprit prophétique, est arraché à sa racine. Or, il n’y a pas de souveraineté sans prophétie. Comment désigner une humanité qui serait définitivement désertée par l’esprit prophétique ? Est-ce encore une humanité ?

Ces considérations ne sont rien moins que générales. Car la souveraineté dont nous sommes privés, c’est dans notre chair et dans notre sang, dans notre sensibilité la plus vive et la plus secrète que nous en ressentons l’absence. Nous n’inventons pas le désarroi des Modernes ni l’absence de sens de leur existence. La souveraineté perdue nous laisse dans un univers insolite, absurde, où les dangers sont partout et, en même temps, réduits à l’insignifiance. Les souffrances de l’homme moderne ne suscitent plus d’épopées, ni de poèmes, ni de tragédies. Elles demeurent en-deçà de la formulation, dans l’informe, souffrances bloquées dans les mâchoires du tétanique, et de surcroît universellement méprisées, vouées à l’insignifiance et à l’oubli, non par l’usure des siècles mais dans le présent lui-même devenu une pure fiction. Les moins crétinisés des Modernes parlent encore de mémoire, de fidélité au souvenir, de tradition – mais ces revendications sont assez extraordinairement vaines car le sol même, où nous voudrions fonder par la  mémoire une fidélité au Passé, se dérobe sous nos pieds. A quoi bon défendre une morale et des « valeurs » lorsque l’espace, le site où cette morale et ces valeurs doivent s’exercer n’existent plus ?

Le monde devient de plus en plus fantomatique. Entre la tentation de se laisser errer dans une réalité de plus en plus « virtuelle » et dissociée et la tentation de se crisper sur une identité qui n’est plus qu’un pieux mensonge, on ne sait quelle est la plus déplorable. Ces deux attitudes supposent en effet comme préalable la disparition sans appel de notre souveraineté. Voilà bien à quoi nous ne saurions nous résigner. L’être humain, quoiqu’on veuille nous en dire, n’a pas toujours été atome, rouage, cellule en proie aux déterminismes de la nature ou de l’histoire ; il fut aussi Seigneur des formes, inventeur de magnificences et d’oisivetés, philosophe-artiste. Je veux dire que longtemps les hommes ne furent pas paralysés outre mesure par la perspective de passer de à trépas. Mesurant l’étroitesse de la vie humaine, ils surent, selon l’admirable et ultime formule de Mishima, « choisir l’éternité ».

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