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20 mai 2020

Razmig Keucheyan : « Le capitalisme génère en permanence des besoins artificiels »

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En septembre 2019, le sociologue Razmig Keucheyan publiait Les Besoins artificiels, comment sortir du consumérisme. « Le capitalisme engendre des besoins artificiels toujours nouveaux. Celui de s’acheter le dernier iPhone par exemple, ou de se rendre en avion dans la ville juste d’à côté. Ces besoins sont non seulement aliénants pour la personne, mais ils sont écologiquement néfastes » peut-on lire en première de couverture. Ironie du sort, quelques mois après sa sortie, l’épidémie Covid-19 rend les analyses de l’auteur plus que jamais éclairantes et nécessaires.

LVSL – En exergue de votre ouvrage, vous fondez la problématisation de votre propos sur la revendication d’un droit à l’obscurité. Cette revendication récente s’oppose à une forme de progrès : l’éclairage nocturne peut être perçu comme une conquête de temps et d’espace d’émancipation en dehors du travail. C’est ce qu’explique Rancière dans La nuit des travailleurs. Ainsi, un besoin n’est pas immuable et peut passer du statut de conquête à celui de nuisance.

Razmig Keucheyan – Le développement de l’éclairage artificiel a donné lieu, au cours des deux siècles passés, à une diversification sans précédent du spectre des activités humaines. Lire un livre après la tombée de la nuit, dîner entre amis au restaurant, se balader dans une ville seul ou en amoureux la nuit…

Ces activités devenues courantes seraient inconcevables sans lumière artificielle. Cette diversification des activités humaines est l’une des composantes du progrès, dont le sentiment est profondément ancré dans les habitus modernes.

« La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation »

Pourtant, passé un certain stade, l’éclairage se transforme aussi en nuisance, en « pollution lumineuse ». Il complique par exemple la synthèse de la mélatonine, l’ « hormone du sommeil », générant des pathologies parfois graves. L’éclairage artificiel suscite également la disparition de la nuit. La nuit noire, l’observation des étoiles à l’œil nu est une expérience de moins en moins répandue dans les pays développés, ceux où les niveaux d’éclairage sont les plus élevés. Ce constat a donné lieu à l’émergence d’un mouvement contre la « perte de la nuit », qui revendique un « droit à l’obscurité ». C’est l’un des mouvements sociaux les plus intéressants de notre époque. Il lutte pour retrouver ce qui était auparavant un « donné » : l’obscurité, que le développement de la vie moderne met en péril.

Comme l’a en effet montré Jacques Rancière dans La Nuit des prolétaires, la nuit est un enjeu politique pour le mouvement ouvrier dès les années 1830. C’est le moment où les ouvriers échappent aux cadences infernales diurnes imposées par les patrons et deviennent enfin des « êtres pensants ». La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation.

La différence avec notre situation présente est que les ouvriers évoqués par Rancière importent dans la nuit des activités qu’ils ne peuvent accomplir de jour, du fait de l’exploitation qu’ils subissent : penser, créer, s’organiser. Le mouvement contre la « perte de la nuit », au contraire, veut que la nuit demeure une temporalité autre, avec des activités – ou des inactivités – spécifiques.

Le prologue de mon livre concernant le « droit à l’obscurité » permet ainsi de problématiser la question des besoins : de quel niveau d’éclairage artificiel avons-nous vraiment besoin ? Son augmentation ininterrompue est-elle souhaitable ? Peut-on continuer à bénéficier de ce progrès, tout en maîtrisant les nuisances qui en découlent ?

Cela débouche sur la formulation de l’argument central du livre : les besoins sont toujours historiques, ils évoluent dans le temps, ils ne sont pas immuables. A ce titre, ils sont politiques, la délibération collective peut s’exercer sur eux. C’est un constat important dans le contexte de la transition écologique. Celle-ci consiste à déterminer quels besoins nous allons continuer à satisfaire, et quels besoins nous allons cesser de contenter, car ils ne sont pas soutenables. La transition écologique peut se résumer en un mot d’ordre : réinventer les besoins.

LVSL – Dans les Grundrisse, Marx met en avant l’existence de deux types de besoins : historiques et biologiques. Comment le capitalisme contemporain façonne-t-il nos besoins ? Assiste-t-on à une forme de dépossession du sujet quant à la construction des besoins ? Qu’ont tiré de cet enseignement les penseurs marxistes ?

Razmig Keucheyan – Le capitalisme a une relation perverse aux besoins. La solvabilité est son mantra : il satisfait un besoin si et seulement si la personne qui l’éprouve dispose de l’argent pour payer. Quand vous arrivez à la caisse d’un supermarché, vous ne dites pas : se nourrir est un besoin vital pour l’être humain, j’emporte par conséquent cette nourriture. Vous sortez votre porte-monnaie, et n’emportez la nourriture que si vous avez de quoi payer. Dans le cas contraire, deux possibilités se présentent. Ou bien vous vivez – plus exactement survivez – avec un besoin non satisfait.

Un rapport de l’ONU de 2019 établit par exemple que 820 millions de personnes de par le monde souffrent de malnutrition. C’est vrai dans les pays en voie de développement, mais aussi dans le Nord. Ou alors vous allez solliciter des institutions non capitalistes présentes dans les sociétés capitalistes : la famille ou l’Etat social, qui fonctionnent sur des critères autres que la solvabilité, et qui vous viendront en aide. Le capitalisme « pur » n’existe pas, il requiert depuis toujours le soutien d’institutions non capitalistes, notamment en matière de satisfaction des besoins.

En outre, le capitalisme génère en permanence des besoins artificiels, à la fois aliénants et non soutenables sur le plan environnemental. Cela est lié au productivisme et au consumérisme qui lui sont intrinsèques : la concurrence entre entreprises privées les oblige à produire toujours davantage, donnant lieu au déversement de marchandises nouvelles sur les marchés. Afin que cette rotation rapide soit possible, nous devons, nous, consommateurs, consommer toujours plus, afin de laisser la place aux marchandises suivantes. Et ainsi de suite, à l’infini.

Le consumérisme n’est pas une attitude naturelle chez l’être humain. Des besoins artificiels doivent être crées par des dispositifs spécifiques. Le consumérisme repose sur des institutions telles que la publicité, la facilitation toujours plus grande des conditions du crédit – ce que certains appellent la « financiarisation de la vie quotidienne »[1] – ou encore l’obsolescence programmée. Au cours du XXe siècle, les dépenses publicitaires des entreprises – multinationales en particulier – ont augmenté de manière vertigineuse.

Bien entendu, tous les besoins artificiels ne sont pas forcément nocifs. L’un des exemples les plus intéressants est celui du voyage. Voyager est partie intégrante de nos identités modernes. Quelqu’un qui n’aurait jamais voyagé aurait de toute évidence manqué une dimension importante de l’existence.

C’est la raison pour laquelle on encourage les jeunes à voyager, par exemple par l’entremise des programmes « Erasmus » à l’université. En ce sens, si voyager n’est pas un besoin « vital », au sens d’une condition de la survie, c’est néanmoins un besoin que certains qualifieraient d’« essentiel ». Plus exactement, c’est devenu un besoin essentiel : la « démocratisation » du voyage ne survient que dans la seconde moitié du XXe siècle[2]. Avant cela, il est réservé aux élites. Le voyage est donc un besoin essentiel construit historiquement.

Le paramètre qui change la donne est que la généralisation du voyage le rend écologiquement insoutenable. Les avions low cost permettent à des catégories nouvelles de la population de voyager, mais les émissions de gaz à effet de serre qui en résultent ne nous laissent pas d’autre choix que de les abolir le plus rapidement possible. Il faut d’ailleurs espérer que la pandémie débouche sur des évolutions en ce sens. Ceci nous incitera à imaginer des formes de voyage alternatives. Ce besoin typiquement moderne qu’est le voyage est sous-tendu par des aspirations complexes et contradictoires. C’est sur elles que doit s’exercer la délibération collective sur les besoins que j’évoquais.

LVSL – Votre ouvrage explique ce que sont les besoins « artificiels ». A l’heure où nous traversons une crise sanitaire sans précédent, beaucoup de personnalités, tant issues du monde politique, que du marketing, s’attachent à parler de la redéfinition des besoins. Pensez-vous qu’une situation de crise peut inciter à se défaire de certains besoins ou que cette prise de recul est circonscrite dans le temps de la crise ?

Razmig Keucheyan – Une crise aiguë comme la pandémie peut-elle donner lieu à une redéfinition des besoins ? Elle peut certainement stimuler notre imagination politique. De la révolution russe, Gramsci disait qu’elle était non seulement un événement politique, mais aussi un événement philosophique. Elle a produit des effets massifs et durables dans la pensée, conditionnant le développement intellectuel du XXe siècle à nos jours, aussi bien du côté des partisans que des adversaires de la révolution. Nul doute que la pandémie aura elle aussi des effets dans la pensée, bien sûr de nature différente.

« Le néolibéralisme était parvenu à nous inoculer la conviction que nul futur alternatif n’était possible. »

La pandémie peut aussi nous convaincre de la contingence de l’ordre social. Il faut prendre la mesure de ce qui se passe dans le domaine de l’économie : la crise a donné lieu à la suspension du jour au lendemain de dogmes néolibéraux présentés la veille comme sacrés, au nombre desquels les critères de convergence de la zone euro, qui ont notamment servi il n’y a pas très longtemps à étrangler le peuple grec.

Romaric Godin parle de « socialisme de congélation » pour décrire la manière dont l’Etat a placé l’économie dans une sorte de coma artificiel[3]. C’est sans précédent dans l’histoire du capitalisme. Le néolibéralisme était parvenu à nous inoculer la conviction que nul futur alternatif n’était possible. Le coronavirus est en train de faire en un rien de temps la démonstration du contraire. On sait depuis toujours que le néolibéralisme adore l’Etat quand il sert les intérêts du capital. Mais on était loin d’imaginer que c’était à ce point.

Une crise donne toujours lieu à un affaiblissement des déterminismes, et ouvre ainsi le champ des possibles. C’est un terrain de luttes, portant sur la définition des problèmes et les solutions à leur apporter. Mais la crise ne suspend pas pour autant les rapports de force. Tout ne devient pas subitement fluide. Les secteurs en position dominante au moment du déclenchement de la crise y entrent avec un avantage.

C’est pourquoi ils ont la capacité d’imposer leurs définitions et leurs solutions. En ce sens, la crise ne joue pas, à mon sens, en faveur des forces progressistes ou radicales, parce que celles-ci étaient faibles et dispersées lors de l’entrée dans la crise.

D’un point de vue programmatique, la gauche radicale est prête à gouverner. Par exemple, le « Green new deal » de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, malgré ses limites, est une plateforme électorale à même de rassembler de larges secteurs. Sa mise en œuvre donnerait lieu à une transformation de grande ampleur de nos sociétés. Il existe des plateformes similaires dans les gauches radicales de nombreux pays.

Ce qui manque encore, c’est un « bloc social » majoritaire qui pourrait voir dans un tel programme l’expression de ses intérêts de classe, plus précisément des intérêts d’une alliance de classes dont le socle seraient les classes populaires. Même si les vents contraires sont forts, l’émergence d’un tel bloc social n’est pas à exclure dans les années qui viennent.

LVSL – Vous identifiez des moyens afin que les citoyennes et les citoyens se réapproprient leur existence, notamment l’investissement dans des associations de consommateurs. Ce type de comportement est pour l’heure marginal en France. Pensez-vous que ce type de structure est pour autant suffisant pour construire des rapports de force vis-à-vis de grands pourvoyeurs de besoins artificiels tels que Amazon ?

Razmig Keucheyan – Parmi les expériences ensevelies sous les décombres du XXe siècle, il y a la « démocratie des conseils », centrale dans tous les épisodes révolutionnaires depuis au moins la Commune de Paris[4]. Au cours de ces épisodes, démocratie directe « par en bas » et institutions représentatives ont coexisté dans une tension conflictuelle souvent féconde. Émergeant sur le lieu de travail et dans les quartiers, les conseils ont été un moyen d’approfondir la démocratie, en la faisant notamment entrer dans le champ de l’économie, autrement dit en politisant cette dernière.

Suite de l'entretien recueilli par Le Vent se lève

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