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22 janvier 2014

Le courage : premier outil de gouvernance?

« Le courage n’est pas qu’un outil de leadership. C’est aussi le premier outil de gouvernance et de régulation » a précisé d’emblée la philosophe Cynthia Fleury lors du séminaire du 25/02/13 de Philo & Management portant sur les liens entre le courage et le leadership.

Dans son essai « la fin du courage » (Fayard, 2010),Cynthia Fleury montre que notre époque se caractérise par deux modes de dessaisissements du courage qui se renforcent mutuellement : au niveau individuel, en particulier dans le monde du travail, elle constate une érosion du courage, tandis qu’au niveau collectif, dans le chef de nos élus, il y a trop souvent une instrumentalisation de celui-ci.

Analysons d’un peu plus près ceux-ci et leurs liens, avant de voir comment y remédier.

D’où vient tout d’abord cette érosion du courage au niveau individuel ?

Cynthia Fleury, qui n’est pas seulement philosophe mais également psychanalyste praticienne, constate un malaise général, en particulier dans le monde du travail : de nombreux employés et cadres expérimentent quotidiennement un écart entre ce qu’ils doivent faire et ce qu’ils estiment être juste moralement. Pensons par exemple à ces employés chargés de produire ou de vendre jour après jour des produits dont ils savent intimement que, tout en étant licites, ils ne seront pas bénéfiques à leurs acheteurs ; à ces « traders » qui spéculent à la hausse les actions d’entreprises qui annoncent des plans de licenciements massifs ; à ces cadres qui doivent assigner à leurs équipes des objectifs qu’ils savent irréalistes… Beaucoup sont également soumis à des injonctions contradictoires : ils sont sommés d’être collaboratifs mais savent qu’ils ne seront jugés, au final, que sur leurs résultats individuels.

Face à ces situations quotidiennes, nous sommes nombreux à fermer les yeux, à nous convaincre que c’est normal ou inévitable dans un système concurrentiel. Nous croyons nous sauver en succombant à ces petites lâchetés quotidiennes. Mais, en fait, il y a un prix à payer et celui-ci est bien plus grand que la simple érosion du courage. En effet, la somme de ces démissions quotidiennes érode avant tout l’image que nous avons de nous-même et de notre capacité d’agir sur le monde, sur le « système ». Aussi, délaissant l’engagement public, nous nous retranchons dans la poursuite de nos intérêts propres mais cela nous rend souvent encore plus vulnérable, en nous coupant des formes collectives de défense. Ainsi, plus que perdre courage, nous nous perdons nous-mêmes. Cela entraîne souffrance, dépression, parfois même le suicide, comme on l’a vu dans certaines grandes entreprises. Car, sur le long terme, pour un individu comme pour une collectivité, il n’existe qu’une seule manière de se protéger : assumer ce en quoi l’on croit et ne pas renier ses valeurs morales.

Mais, si les enjeux sont si importants, comment expliquer que nous ne nous révoltons pas ou si peu ?

Cynthia Fleury pointe à cet égard au moins deux raisons :

Tout d’abord, « le courage est solitaire et sans victoire »: il est l’incarnation de l’anti-culture du résultat; il ne garantit en rien la réussite. Bien au contraire, il entraîne le plus souvent notre mise à l’écart, notre marginalisation. Or, notre société utilitariste et matérialiste est obsédée par le « résultat»: tout essai qui n’est pas immédiatement couronné de succès ou de reconnaissance sociale est assimilé à un échec dramatique. En outre, le courage ne se « capitalise » pas. Il n’a pas d’avenir assuré ni de rente à vie: avoir été courageux un jour ne dispense pas de l’être demain. Il n’est dès lors pas étonnant que prévale le sentiment que le courage ne « paye » pas.

Ensuite, tout en clamant l’épanouissement au travail, le fonctionnement de notre système économique nous amène à nous convaincre nous-mêmes que nous sommes tous « interchangeables ou substituables ». Or, c’est là l’alibi parfait des « rusés », qui s’arrangent toujours pour manquer le rendez-vous avec eux-mêmes et leurs valeurs morales, rendez-vous qui est la marque même du courage. Ne vous êtes-vous jamais surpris à justifier un de vos actes de la façon suivante : « Je sais que ce n’est pas ‘top’ mais si je ne le fais pas, quelqu’un d’autre le fera de toute façon ; alors, tant qu’à faire, ne vaut-il pas mieux que je le fasse et en retire moi-même le profit » ?

Du point de vue collectif, Fleury dénonce le dessaisissement du courage par son instrumentalisation. Il n’y a pas un jour sans que tel homme politique ou telle femme politique n’instrumente le courage dans sa façon de communiquer. C’est l’avalanche des « oser la rupture », « parler vrai », « avoir le courage de faire telle ou telle réforme », etc. De même, le politiquement correct instrumente le courage. Il est donc logique qu’à la fin, les citoyens aient le sentiment d’une mascarade, qu’ils y voient la contre-exemplarité trop fréquente de nos leaders politiques.

Cynthia Fleury montre en outre comment les deux dessaisissements du courage, tant au niveau individuel que collectif, sont intimement liés : il n’y a pas de courage politique – collectif – sans courage moral – individuel.

« La démocratie ne peut se pérenniser que si elle s’appuie sur le socle du courage des individus »

En effet, la démocratie ne peut se pérenniser que si elle s’appuie sur le socle du courage des individus, que si chacun de nous reconquiert au moins « la volonté de ne pas laisser la dégénérescence l'emporter si facilement ». Or, en déléguant nos intérêts aux automatismes de la démocratie, nous sommes entrés dans un système dégénérescent. Il ne suffit pas d’alimenter la machine démocratique, en allant voter par exemple, il faut aussi ranimer son âme et son esprit. Le courage, vertu cardinale, car condition de réalisation des autres vertus (comme l’a montré Jankélévitch), est le socle essentiel de la régulation de nos sociétés démocratiques et de toute organisation humaine.

Inversement, le courage de la plupart des individus s’érodera d’autant plus vite que la société ou l’organisation dans lesquelles ils vivent et œuvrent honorent moins les principes démocratiques.

Cynthia Fleury résume donc ainsi sa théorie morale du courage politique et individuel : « si l’homme courageux est toujours solitaire, l’éthique collective du courage est seule durable. »

Comment dès lors convertir le découragement individuel et collectif de notre époque en reconquête de l’avenir ?

Et quel est le rôle de chacun à cet égard ?

Inévitablement, vu ce qui précède, Fleury convoque chacun de nous à refonder le courage comme vertu démocratique, à en refaire une valeur mimétique: les parents dans l’éducation de leurs enfants, les enseignants à l’école, les médias dans le choix des parcours qu’ils mettent en avant, les hommes politiques dans les valeurs et les pratiques qu’ils défendent. Sans oublier bien sûr les dirigeants d’entreprises vu leur rôle moteur dans nos sociétés aujourd’hui.

Evoquons donc pour terminer trois grandes pratiques au travers desquelles un dirigeant peut, selon nous, contribuer, au travers de son entreprise, à retrouver le ressort du courage dans nos sociétés :

Libérer la parole. Pour que le courage existe dans une entreprise, il faut que les employés s’y sentent autorisés. Que la parole, même discordante, soit libérée. Il arrive ainsi encore trop souvent que la boîte à idées d’une entreprise ne serve qu’à stigmatiser tout ce qui est proposé, entraînant un pourrissement de la capacité d’inventer. Or, le dirigeant doit promouvoir l’esprit d’innovation, quitte à se tromper. Concrètement, libérer la parole au sein de l’entreprise peut requérir de pratiquer au moins deux types activités complémentaires :

Stimuler les conversations « courageuses », c’est-à-dire des conversations où l’on parle vrai, sans recourir à la langue de bois, où l’on se lie à ce que l’on dit, où l’on aide son interlocuteur à mieux se connaître au travers de notre conversation avec lui. Que ce soit au niveau de individus ou du groupe, cela implique pour le leader d’apprendre l’art d’identifier et de maintenir les « conversations tues », c’est-à-dire ces conversations qui « vivent » au sein de l’entreprise sans pourtant être exprimées. Un exemple type de ces « conversations tues » dans bon nombre de grandes entreprises aujourd’hui est celle qui concerne les disparités grandissantes en termes de rémunération et leurs justifications.

Protéger les voix discordantes au sein de l’entreprise ou parmi les parties prenantes de celle-ci. Ces voix peuvent parfois donner l’impression de retarder la bonne marche de l’entreprise mais leur vigueur contribue malgré tout souvent à éviter des écueils, à se remettre régulièrement en question, à stimuler l’imagination vraie, dont la gageure est d’inventer le réel sans le fuir, de l’orienter, de lui conférer un sens.

Faciliter l’entraînement régulier au courage. Les individus d’aujourd’hui ne sont pas devenus fondamentalement peureux : souvent ils ont simplement perdu l’entraînement au courage. Il s’agit donc pour le leader de créer un environnement où les collaborateurs sont moins enclins à succomber à l’une ou l’autre lâcheté, à en prendre conscience, à les combattre. Sans nul doute, faciliter un tel entraînement peut sembler ralentir à court terme la productivité de l’entreprise. A terme cela permettra cependant d’augmenter la résilience et la viabilité de l’entreprise. Le secteur financier, par exemple, ne serait probablement pas dans le désarroi actuel s’il avait plus facilité en son sein un tel entraînement au courage ces dernières décennies. Notons qu’il est loin d’être sûr que l’actuel renforcement des mesures formelles et mécaniques de complaisance contribue réellement à retrouver le courage d’agir, susceptible de redonner confiance, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos institutions financières.

Restaurer un contrat de confiance entre l’entreprise et citoyens. L’entreprise a longtemps été synonyme d’ascension sociale et d’égalité des chances, mais de plus en plus, à l’image de la société tout entière, elle se bloque : plafonds de verre, mobilité contrainte, redistribution inéquitable, abandon de leur mission formatrice… L’entreprise qui créait de l’autonomisation crée aujourd’hui trop souvent de la dépendance. Il faut travailler à changer cela. Un certain nombre de dirigeants pourtant, pariant sur un capitalisme plus équitable s’investissent, fédèrent, agissent et repensent avec courage des notions-clés pour leur entreprise :

Progrès et croissance : à la fois pragmatiques et progressistes, ils repensent la croissance sans négliger ses aspects éthiques. Plutôt que d’opposer ou de scinder progrès technique et progrès social, ils les réarticulent. Connectés au collectif, ils savent que l’innovation sociale est une force.

Propriété et responsabilité : dans le sillage de grands patrons tels Emmanuel Faber et de penseurs comme Olivier Favreau ou Pierre-Noël Giraud, ils osent, remettre en cause les dogmes selon lesquels les actionnaires seraient les « propriétaires » de l’entreprise et que leur responsabilité serait, en tant que manager, de maximiser la valeur actionnariale. Au contraire, ils osent affirmer que les actionnaires ne sont propriétaires que des actions de l’entreprise et que leur responsabilité est d’apporter, sous la contrainte d’un profit adéquat, une contribution globalement positive à la société. Il ne s’agit pas là que de nuances subtiles : gérer une entreprise selon ces termes exige une remise en cause profonde et courageuse de nos modes de faire quotidiens.

Ces quelques pistes paraitront probablement vagues quant à leur mise en pratique. C’est inévitable : dans l’esprit du livre de Cynthia Fleury, la reconquête de l’avenir passe par ces rendez-vous individuels, et donc non-généralisables, que chacun de nous a régulièrement avec lui-même et ses valeurs morales. Ces rendez-vous, parfois dramatiques, le plus souvent anodins, nous intiment d’agir, de résister, malgré les peurs qui nous paralysent. Jankélévitch résumait en ces mots simples la formule de la morale : « C'est à moi de le faire, et tout de suite ou jamais ». Elle est aussi celle du courage - vertu des commencements.

Une version courte de cet article a été publiée dans le magazine Peoplesphère (Belgique).

 

 

 

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