Dans Accidents de la route et inégalités sociales (sous-titré Les morts, les médias et l'État), Mathieu Grossetête fait pièce à l'idée communément admise selon laquelle les accidents de route résultent uniquement de facteurs individuels (dépendant des aptitudes, de l’habileté plus ou moins grande de chacun) et de processus aléatoires (l’accident comme fait purement singulier et imprévisible), bref qu’ils sont seulement livrés à la conjugaison du talent et du hasard. Contre un sens commun flatté par des discours publics irréalistes et, du même coup, réducteurs voire trompeurs, il démontre que les groupes sociaux sont inégaux face à la route. À l’inverse des classes aisées, statistiquement sous-représentées, les classes populaires sont particulièrement touchées, à cause d’un vaste ensemble de paramètres allant, entre autres, des routes qu’elles fréquentent le plus volontiers étant donné la division spatiale, jusqu’à la moindre qualité des véhicules les moins coûteux. La mortalité routière obéit ainsi « à une distribution sociale bien plus qu’au hasard des déplacements individuels ou qu’à des choix volontaires ».

Pour sa part, dans La construction du « talent » (sous-titré Sociologie de la domination des coureurs marocains), Manuel Schotté établit une démonstration voisine sur le terrain sportif. Contre l'idéologie du « don naturel », qui n’envisage le talent que comme une vertu individuelle innée, voire génétique, par conséquent une faculté qui ne peut qu’être constatée et non expliquée, il livre une lecture sociologique approfondie de la performance athlétique. Cette lecture expose tout ce que qu’une performance apparemment solitaire doit à des conditions sociales, à commencer par la structuration du marché sportif international et l’ensemble de discriminations économiques et juridiques qui en sont constitutives et déterminent l’accès à la professionnalisation. C’est ainsi dans le même geste qu’il s’agit de « rendre compte des logiques sociales qui sous-tend la réussite athlétique » et à « dénaturaliser les performances sportives ». Et ce avec d’autant plus de force que la course à pied, qui ne mobilise aucun équipement ni n’oppose apparemment d’obstacle financier, se donne comme un terrain d’élection d’une prouesse pure.

Chacun à leur manière, en s’efforçant pour l’un de « sociologiser le "talent" individuel » et pour l’autre de mettre en relief les « limites sociales du hasard », ces deux ouvrages ont le grand mérite de proposer une analyse sociologique là où on ne l’attend guère et où, de plus, elle heurte frontalement des visions spontanément inclinées à ne voir que des circonstances individuelles là où sont en fait à l’oeuvre, montrent les deux auteurs, des rapports de probabilité et des mécanismes de sélection sociale. On est alors particulièrement curieux de savoir comment ces travaux pourront être lus et reçus non seulement par les conducteurs et sportifs ordinaires, mais par les tenants des discours officiels et/ou dominants.