La zone du dehors
« Que Je ne sois pas un autre. Que jamais il ne le devienne. Voilà la stratégie de fond d’un gouvernement moderne.
L’assignation à personnalité. Chacun sait qu’elle commence au sortir du ventre de notre mère, avec l’acte de naissance, qu’elle découle du prénom et du nom, qu’elle s’inscrit dans le dossier psychologique, signe le livret scolaire, s’étire sur le parcours professionnel répertorié par ce Clastre qui nous hiérarchise tous et qui nous attribue place, case et rang, et s’exhibe au bout sur la Carte, qui a fini par ramasser sur une simple puce l’ancienne et presque rassurante dispersion des pièces d’identité, du permis de conduire, du carnet de santé, des cartes de séjour, d’allocation, de crédit et jusqu’au dossier professionnel, jusqu’au casier judiciaire. Epingler chacun à sa personnalité. A sa biographie archivée. A son identité claire et classée. Que l’on prend soin de prélever tout au long de notre vie. Sans violence mais sans fléchir. Voilà qui permet de fixer les têtes, n’est-ce pas, de les arrimer à elles-mêmes comme on visse un fou à sa folie – une folie savante de bulletin psychiatrique avec ses notes et ses normes, ses seuils minima et maxima, ses moyennes et ses écarts à la moyenne… Tout ce qu’un appareil rôdé de savoir peut produire pour ordonner le désordre. Confisquer le rapport à soi dans l’épaisseur d’un dossier jamais clos. Vous dire que vous avez été, comment vous êtes et qui vous devez être. Non pas mutiler, non pas opprimer ou réprimer l’individu comme on le crie si naïvement : le fabriquer. Le produire de toutes pièces, et pièce à pièce. Même pas ex-nihilo : à partir de vous-même, de vos goûts, désirs et plaisirs ! Copie qu’on forme, tout simplement.
Se libérer, ne croyez surtout pas que c’est être soi-même. C’est s’inventer comme autre que soi. Autres matières : flux, fluides, flammes… Autres formes : métamorphoses. Déchirez la gangue qui scande « vous êtes ceci », « vous êtes cela », « vous êtes… ». Ne soyez rien : devenez sans cesse. L’intériorité est un piège. L’individu ? Une camisole. Soyez toujours pour vous-mêmes votre dehors, le dehors de toute chose ».
Qui dit cela ? Eh bien, ce texte est issu du livre d’Alain Damasio, un nouvel Orwell, un éveilleur de conscience, une vigie à la défense de la personne humaine.
Son ouvrage « La zone du dehors », est un livre de combat contre nos sociétés de contrôle. Vous pouvez toujours baisser la tête et les paupières. Et reposer ce pavé (492 pages). Ce n’est que de la science-fiction. La demande sécuritaire, les manipulations soft, la gestion de nos corps, le temps de cerveau disponible, les citoyens traçables, géolocalisés par leur portable, ce ne sont pas nos enjeux. Ici chaque jour. Ce n’est pas ce que nous vivons. Aucun intérêt. D’ailleurs, il n’y a pas de caméras dans nos villes.
La zone du dehors, d’Alain Damasio, éditions Film original du livre (seconde édition 2007), éditions Cylibris pour la première édition (1999)